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Palatini, John (dir.), Kunst im Lager. Das Kriegsgefangenenlager Merseburg im Ersten Weltkrieg, Halle (Saale), Landesheimatbund Sachsen-Anhalt e.V., 2020.

   | Aug 18, 2021
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SYMPOSIUM CULTURE@KULTUR
Expression artistique et cicatrices de la Première Guerre mondiale : continuités et discontinuités (1919-2019). Künstlerischer Ausdruck und die Narben des Ersten Weltkriegs: Kontinuitäten und Zäsuren (1919-2019)

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Plus de huit millions de combattants furent faits prisonniers au cours de la Première Guerre mondiale. En octobre 1918, 2,4 millions de ces soldats se trouvaient en captivité dans 175 camps érigés sur le territoire du Reich. Un de ces camps de prisonniers de guerre se trouvait au sud de Merseburg, ville moyenne entre Halle et Leipzig. De 1914 à 1921, plus de 40 000 hommes y furent internés. Les auteurs du présent ouvrage ont fait le choix original de retracer l’histoire de ce camp à travers l’art, plus précisément les dessins de cinq internés français. Ces œuvres d’art ont été exposées à Merseburg en 2018, mais d’autres dessins découverts depuis complètent ce catalogue.

Cet ouvrage est constitué de trois articles, consacrés à l’histoire du camp de prisonniers de guerre de Merseburg, à la captivité de guerre en tant que sujet de l’art au cours de la Première Guerre mondiale ainsi qu’aux dessins des artistes internés à Merseburg. Chaque article est accompagné de nombreux dessins et photographies illustrant différents aspects de l’histoire de ce camp.

Le premier article, rédigé par Jan Stenzel, est consacré à l’histoire du camp de prisonniers de Merseburg. Tombé dans l’oubli au cours du siècle dernier, il a connu un regain d’intérêt à l’occasion du centenaire de sa création. Celle-ci fut décidée et mise en œuvre en septembre 1914 : la municipalité de Merseburg, ville d’environ 20 000 habitants à l’époque, fut chargée de faire construire un camp de prisonniers pouvant accueillir jusqu’à 10 000 hommes. Le choix du lieu se porta sur la place d’armes située aux portes de la ville. Les premiers internés arrivèrent à la fin du même mois, la construction de ce camp de 48 baraques se termina en octobre 1914. Au cours des quatre années de guerre, les militaires russes et français constituèrent la majorité des internés (respectivement 17 564 et 15 895 hommes), loin devant les soldats britanniques (3 035), italiens (2 675), portugais (2 274), belges (312) et américains (7). On compta aussi 113 prisonniers civils, principalement des mineurs français et belges.

La présence d’un si grand nombre de personnes du monde entier ne passa pas inaperçue, générant un véritable « tourisme des camps » des habitants de Merseburg, Halle et Leipzig ainsi que de nombreux articles dans le journal local de Merseburg. Jan Stenzel cite ainsi un interné français qui décrit ces scènes parfois grotesques puisque la population locale venait moins pour observer le camp tout juste construit que les hommes qui y étaient internés, avec une prédilection marquée pour les habits « exotiques » des soldats écossais et marocains. Cette présence étrangère se normalisa au fur et à mesure que les prisonniers de guerre commencèrent à travailler dans les entreprises locales, les fermes de la région, dans des mines et sur de grands chantiers industriels. Plus de 2 000 hommes furent ainsi affectés à la construction de l’immense usine chimique de Leuna qui débuta en 1916.

D’autres aspects non moins importants étudiés dans cet article sont l’administration du camp et son ravitaillement, les évasions et la maltraitance des prisonniers, l’hygiène et les soins médicaux ainsi que les inspections du camp. L’auteur fait état d’un taux de mortalité de 2,4 % dans ce camp, soit environ moitié moins que dans tous les camps de prisonniers en Allemagne. La suite de l’article est consacrée aux activités organisées pour vaincre le « cafard » : théâtre, prêt de livres, sport et dessin ainsi que la correspondance avec les proches, ou encore la pratique religieuse. À la fin de sa contribution, Jan Stenzel évoque les funérailles des prisonniers décédés à Merseburg ainsi que le rapatriement des survivants. Tandis que les prisonniers occidentaux pouvaient rentrer chez eux au cours des semaines qui suivaient l’Armistice, le rapatriement des internés russes ne fut réglé qu’en avril 1920. Les derniers prisonniers quittèrent Merseburg en 1921, le camp fut ensuite converti en hébergement d’urgence, puis démoli au début des années 1930.

L’article suivant s’intéresse au traitement artistique de la captivité pendant la Première Guerre mondiale. Christian Drobe, Marie-Therese Mäder et John Palatini y étudient aussi bien la perspective interne des artistes en captivité que le regard externe des artistes officiellement mandatés et des civils.

Tout d’abord, les auteurs avancent que certains motifs, tel que le défilé de prisonniers dans la capitale du vainqueur, existent depuis l’antiquité. Dans le contexte franco-allemand, les représentations de la captivité et des prisonniers sont également antérieures à la Grande Guerre, comme l’illustrent deux gravures sur bois de 1871 montrant des prisonniers de guerre français à Mayence et à Berlin. Les soldats des troupes coloniales figurent au centre de ces images ; les regards intrigués des hommes, femmes et enfants autour d’eux révèlent leur exotisation.

Ensuite, les auteurs soulignent un changement majeur qui survint au cours de la Première Guerre mondiale. Selon eux, il n’existe que peu de témoignages artistiques de la captivité émanant des prisonniers pendant les conflits du 19e siècle. Or, les productions artistiques occupèrent une place centrale parmi les activités culturelles dans les camps de prisonniers de toutes les nations en guerre en 1914–1918. Aux productions artistiques externes s’ajouta ainsi la perspective interne des captifs. Deux photos d’expositions organisées au sein des camps d’Altengrabow et de Torgau et des dessins et aquarelles d’artistes allemands en captivité britannique et russe rendent compte de l’ampleur de ce phénomène.

Néanmoins, ces œuvres d’art témoignant du quotidien dans les camps de la Grande Guerre n’ont pas encore fait l’objet d’une étude systématique. Lorsque ces dessins, gravures et tableaux apparaissent dans des publications, ils servent généralement à illustrer différents aspects du quotidien et les conditions de vie dans ces camps. Les auteurs s’efforcent donc de replacer les œuvres d’art créées au camp de Merseburg dans les courants artistiques de leur temps et de les mettre en relation avec les productions artistiques d’autres camps de cette même période.

Le dernier article, également rédigé par Christian Drobe, Marie-Therese Mäder et John Palatini, présente cinq « chroniqueurs du quotidien » de ce camp de prisonniers de guerre et analyse leurs œuvres.

Le premier artiste prisonnier, Émile Oudart, né en 1877 à Lille et formé à l’École des Beaux-Arts, était dessinateur pour les filatures du Nord. Mobilisé au début de la guerre, il futfait prisonnier en octobre 1914. Oudart fut ensuite interné aux camps de Merseburg et Gardelegen. Ses aquarelles et dessins au fusain montrent les paysages aux alentours du camp, ainsi que des scènes de la vie quotidienne. Les auteurs soulignent aussi bien leur qualité artistique que leur valeur de sources historiques. Ces œuvres se trouvent en possession des descendants d’Émile Oudart et ont été exposées à Merseburg en 2018.

La deuxième sous-partie est consacrée aux dessins d’un artiste anonyme qui tint un carnet de croquis durant sa captivité à Merseburg. Ce cahier intitulé La vie au camp est signé « Bonafio », probablement un interné français. Il estdaté du 10 février 1915 et contient 35 dessins aux crayons graphite et de couleur. Le style de ces croquis qui représentent les scènes de la vie quotidienne du camp est schématique et peu élaboré. Un aspect intéressant est cependant l’utilisation de codes couleurs pour représenter les soldats des différentes nations.

Contrairement aux œuvres des deux premiers artistes, les dessins de Prosper Saury connurent une diffusion plus importante. Publiés sous forme d’un livre intitulé En captivité. Le camp de prisonniers de guerre de Merseburg après l’issue du conflit, ces dessins ont été par ailleurs complétés par destextes de Louis Tupet et une préface de Raymond Chopinet. Ces trois hommes furent faits prisonniers en octobre 1914 et internés à Merseburg ; leurs biographies sont lacunaires. Les dessins et textes ont pour sujet le travail forcé des prisonniers et la monotonie de la vie quotidienne au camp. Dans ce contexte, les auteurs exposent les origines de la notion de « cafard » qui s’imposa au détriment du terme de « psychose des barbelés ». Ils analysent également les schémas de pensée qui dominent ces dessins et textes, tels que l’opposition de la civilisation à la Kultur, ou aussi l’emploi de stéréotypes nationaux dans la représentation des détenus et des gardiens. Les surnoms attribués à ces derniers – de « rabiot de tripes » à « bon type », en passant par la désignation plus neutre de « lieutenant » – rendent compte de la variété des perceptions et des attitudes à leur égard. Cependant, les dessins de ces militaires à la casquette et au casque à pointe suscitent plutôt l’aversion à leur égard.

Les œuvres du quatrième artiste ont également fait l’objet d’une publication. Les aquarelles d’Ernest-Lucien Boucher (1889–1971), illustrateur de livres et graphiste publicitaire, ont été reproduites dans le recueil Images de la vie des prisonniers de guerre. Elles sont accompagnées de textes de Mario Meunier et d’une préface du poète Pierre Mac Orlan. Bien qu’on reconnaisse certaines scènes immortalisées par les autres prisonniers artistes, les motifs et leur représentation par Boucher sont caractérisés par un style décalé qui évoque la bande dessinée. En se servant des moyens d’un graphisme moderne, Boucher réussit à transmettre l’absurdité de la vie de camp. Les auteurs notent également le lien étroit entres images et textes ainsi que l’absence d’une propagande « anti-boche ».

La dernière partie de cet article présente les dessins aux crayons de couleur de Georges Roucou (1879–1954). Ce peintre décorateur originaire de Dunkerque semble avoir été fait prisonnier au début de la guerre car le cahier de croquis conservé par sa famille porte le titre Quatre ans à Merseburg. On y trouve de nombreux éléments humoristiques et caricaturaux lorsqu’il représente les activités quotidiennes au camp ou les détenus d’autres nationalités. Une particularité de ses dessins est la représentation de prisonniers australiens, belges ou portugais, absents chez les autres artistes. Comme ses confrères, Roucou se moque gentiment des photos prises au sein du camp en révélant la mise en scène devant la caméra et la réalité occultée.

Le présent ouvrage illustre un pan d’histoire rarement étudié et très peu connu du grand public. Il s’inscrit dans la dynamiqued’un regain d’intérêt pour la Première Guerre mondiale au moment de son centième anniversaire. Au-delà de cette période, ce livre permet de mieux comprendre le phénomène des camps qui a marqué le 20e siècle. De nombreux aspects dépeints dans cette publication rappellent l’organisation des camps pendant la période nazie (organisation interne, conditions de vie, travail forcé), d’autres en diffèrent radicalement (absence de mise à mort préméditée des détenus par le travail ou l’exécution). L’étude de ces camps permet donc une meilleure compréhension des parallèles et des différences entre les camps à différentes périodes, surtout de la particularité des camps de concentration nazis.

Ce livre est le fruit de recherches approfondies et d’un travail de contextualisation réussi. Les critiques à formuler à son encontre sont donc uniquement mineures. On peut par exemple regretter que trois dessins de l’artiste anonyme évoqué plus haut, qui font pourtant l’objet d’un commentaire, ne soient pas reproduits. En outre, il aurait été intéressant d’avoir plus d’informations sur la provenance de ce carnet de croquis, propriété d’un habitant de la ville de Merseburg. Par ailleurs, les auteurs résument les légendes et commentaires qui accompagnent les dessins de Saury et de Boucher. Néanmoins, on aimerait parfois connaître ces textes en entier et en langue d’origine ; ils auraient pu être reproduitsen annexe. Enfin, le choix de notes de fin interromptrégulièrement la lecture. Des notes au bas de chaque page seraient plus utiles.

Malgré tout, eu égard aux lacunes de l’histoire régionale que vient combler cet ouvrage, ces défauts sont insignifiants. Lagrande importance de ce livre réside avant tout dans le fait d’avoir combiné l’étude de l’histoire régionale et l’histoire de l’art, ce qui est d’autant plus intéressant que l’art constitue un vecteur primordial de la transmission de l’histoire et de la création d’une mémoire « collective ». Un dernier atout remarquable en est la grande qualité des photos et dessins reproduits. Pour toutes ces raisons, une édition de ce livre en langue française serait fortement souhaitée.

eISSN:
2545-3858
Languages:
German, English, French