Open Access

Glossaire / Glossar: Cicatrices / cicatrisation versus Narben / Heilungsprozess

SYMPOSIUM CULTURE@KULTUR's Cover Image
SYMPOSIUM CULTURE@KULTUR
Expression artistique et cicatrices de la Première Guerre mondiale : continuités et discontinuités (1919-2019). Künstlerischer Ausdruck und die Narben des Ersten Weltkriegs: Kontinuitäten und Zäsuren (1919-2019)

Cite

Le terme de « cicatrice » (Narbe) ou un de ses synonymes, s’ils sont employés en lien avec la culture mémorielle de la guerre, ont irrémédiablement une connotation à la fois matérielle et morale, psychologique, souvent aussi sociale et économique. Les « blessures » et les « lésions » de tout genre engendrées par les conflits meurtriers ont des séquelles notoirement si traumatisantes et souvent si durables que la question se pose de savoir si une « guérison » (Heilungsprozess), une « cicatrisation » des plaies (verheilende Wunden), peut être envisageable.

C’est une question à laquelle les artistes apportent un foisonnement de réponses possibles quand ils consacrent leurs œuvres à de telles « cicatrices » qui sont représentées, gardées, transposées, transmises dans les arts et grâce à eux. Elles font l’objet d’une esthétisation si elles sont par exemple transposées en chansons et en poésies, en tableaux, en sculptures, en films ou en photographies, en romans ou en bandes dessinées. Bien loin de signifier un embellissement, l’esthétisation de ces cicatrices signale partout que les souffrances se partagent encore et toujours. En effet, aptes à graver dans le marbre aussi bien les réalités factuelles que les sentiments et les émotions, les arts expriment la permanence de ces souffrances. La cicatrisation n’est pas l’équivalent d’une régénération totale et entière.

Dans certains cas, les cicatrices sont comparables à des « stigmates » (Wundmal), dans la mesure où elles sont présentées comme des phénomènes douloureux irréversibles, indélébiles, que les artistes rendent périodiquement plus visibles. Plus positivement, on peut dire que l’art cherche à transformer ces stigmates en traces signifiantes. L’expression artistique lègue en quelque sorte des « traces de traces » : elle transpose les marques de l’histoire sur le plan esthétique, ce qui peut parfois permettre une cicatrisation au plan symbolique.

Quand leurs configurations sont matérielles, elles se présentent sous forme de « lézardes » (Risse) qui apparaissent dans les vestiges du patrimoine bâti ou sous forme de « crevasses » (Granatentrichter) creusées par les obus dans le paysage. Ces dégradations, quand elles sont observées dans l’immédiat après-guerre, visitées, décrites, constituent des « plaies béantes » (offene Wunden), des cicatrices-témoins, et elles suscitent de virulentes dénonciations par le biais de la précision des détails implacablement reproduits, encore en prise directe avec l’expérience de la guerre.

Dans le cas de la Première Guerre, un processus de cicatrisation matérielle s’amorce vers le milieu des années 1920, et assez nettement en 1929, dix ans plus tard : les mêmes scènes de guerre, les mêmes images de destruction, si elles sont réemployées et réactivées, s’accompagnent dorénavant d’une ritualisation dans les hommages rendus aux victimes : aux mélodies martiales des chansons succèdent souvent un rythme lent et mélancolique – mais parfois aussi des chansons entraînantes à l’humour corrosif ; aux cicatrices matérielles – amas de gravats, tombes provisoires – succèdent une mise en perspective et un cadrage des lieux de commémoration, monuments aux morts, stèles, mausolées, publication de témoignages, tous érigés en gardiens du souvenir… Cicatriser impliquera non pas l’oubli des dégâts humains et matériels, mais un processus de « restauration » (Sanierung) auquel la collectivité est associée.

Quand on s’approche du centenaire, ce processus de cicatrisation perdure mais s’enrichit aussi d’un travail sur la (re)constitution de « cicatrices symboliques » (erinnerungsschwere Narben), mémorielles, pour se placer à la frontière du concret, du factuel ; les artistes incitent à reconstituer, à intérioriser le souvenir des morts et des phases des combats, à s’approprier à titre individuel les souffrances de jadis, et ce, par exemple, par l’édification de places et de constructions récentes ou par le recours à des rythmes musicaux qui résonnent comme les échos lointains du conflit. La thérapie (Narbenentfernung) consiste à traiter les cicatrices par des opérations esthétiques, mais l’ajout de plaques informatives et la muséification d’anciens bâtiments à vocation militaire empêchent qu’elles ne soient effacées.

Ces différentes modalités et phases de cicatrisation par le biais des arts peuvent ainsi être mises en rapport avec les avatars du processus de « réconciliation » (Versöhnung) : mémoire partagée en termes de critères esthétiques, travail transgénérationnel du deuil collectif, écrits et chansons pacifistes, efforts de prévention. La cicatrisation peut être observée comme un début de « régénération » (Aufbau) rendue possible par une succession de « greffes » (Transplantation). Mais comme sur les corps mutilés, ces sortes de « prothèses » (Prothesen) ne rétablissent jamais la situation d’antan, les plaies sont nettoyées et fermées, les décombres ont été balayés, mais le tissu originel s’est altéré, lorsqu’il n’a pas irrémédiablement disparu. En revanche la créativité artistique s’est donnée maints nouveaux paradigmes pour (re)produire ruptures et fragmentations, érigeant les blessures de la Première Guerre en blessures archétypiques de toute guerre, générant une évolution dans les mentalités et permettant de se tourner vers le futur et de construire un avenir commun.

eISSN:
2545-3858
Languages:
German, English, French