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Johannes Nichelmann, Nachwendekinder. Die DDR, unsere Eltern und das große Schweigen, Berlin, Ullstein fünf, 2019.

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SYMPOSIUM CULTURE@KULTUR
„1989/90 – 30 Jahre danach: Welche Erinnerungen? 30 ans après: quelles mémoires?”

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« Mais cela fait maintenant si longtemps, c’est du passé », dit la mère de l’auteur quand ce dernier la prie de lui parler de sa vie en RDA. Johannes Nichelmann, qui est né en 1989, se sert de nombreux interviews, d’expériences personnelles, de recherches actuelles, pour montrer dans son ouvrage, qui a été publié en 2019, qu’il existe encore beaucoup de « silences et de vides » à combler. Il estime que la génération de l’après-réunification est la dernière à être en mesure de nuancer la représentation de la RDA. « Dans l’ensemble, j’ai l’impression que la RDA a été ou bien un voyage de quarante années au bord de la mer ou bien un interminable séjour dans les prisons de la Stasi », est-il écrit au début du livre. « Il y a l’horreur absolue ou l’harmonie totale, et rien entre les deux ».

Johannes Nichelmann, journaliste chevronné, habitué des ondes, présentateur à Deutschlandradio Kultur, maîtrise parfaitement la technique de l’interview. Parti à la recherche de personnes de son âge ayant fait les mêmes expériences que lui, il en rencontre six, dans un cadre privé : « Chacun raconte son histoire sans avoir pour autant la prétention d’être le porte-parole de toute une génération ». Comment expliquer qu’ils se sentent étrangement liés à un pays qu’ils n’ont en fait jamais vraiment connu ?

Ces six « Ossis du millénaire », qui ont fréquemment du mal à savoir comment se comporter face au manichéisme ambiant, souffrent du fait que leurs parents ne parlent guère de leur existence avant et après la réunification, la Wende. Ils sont très différents les uns des autres. Ainsi Lukas a-t-il passé son enfance « dans les conditions de vie de la RDA », dans une famille qui regrettait la RDA. Pour Maximilian, la Trabant, qu’il utilise de façon ostentatoire pour franchir l’ancienne frontière qui séparait Berlin-Est et Berlin-Ouest, est la marque de « 1000% d’ostalgie ». Franziska éprouve « simplement plus d’affinité pour les Allemands de l’Est ». Beatrice ne découvre son identité est-allemande que tardivement, sur son lieu de travail à Francfort-sur-le-Main : « Le truc de l’Est n’était pas important pour moi. Mais il l’est apparemment pour les gens ». Sandro, originaire de Saxe-Anhalt et étudiant à Brême, essuie partout des moqueries à cause de son dialecte.

Néanmoins, tous ont en commun une identité est-allemande qui résulte de leur confrontation permanente à une série de préjugés concernant les habitants des « nouveaux Bundesländer ». Le pire des préjugés est pour eux qu’on les soupçonne d’être susceptibles d’adhérer à l’idéologie nazie. Nichelmann met en évidence que c’est de l’extérieur que l’étiquette d’une identité est-allemande est collée à ces jeunes gens. Il s’appuie surtout sur les travaux de Naika Foroutan (2019) et Daniel Kubiak (2020) qui étudient les points qui seraient communs à la construction identitaire des musulmans et des Allemands de l’Est. Ces Allemands de l’Est sont renvoyés à une altérité entachée de préjugés et de dévalorisation par les médias et l’historiographie de l’Allemagne de l’Ouest, et surtout par leurs contacts avec des Allemands de l’Ouest. Ceci résulte d’un Othering, du tracement constant d’une frontière, de la mise en évidence de ce qui est prétendument différent, processus qui aboutit à distinguer entre un « nous » et « les autres », et à établir alors bien entendu une hiérarchie en privilégiant le « nous ». Par ailleurs, les analyses du linguiste Kersten Sven Roth, qui s’est surtout intéressé au discours sur le Mur, soulignent en quoi « l’Ouest » est présenté comme le référent médian, le « zéro normal », et « l’Est » comme « ce qui en diverge » (Roth 2011).

Les expériences faites par l’auteur en Bavière sont à cet égard particulièrement éclairantes : « Je n’ai jamais aussi bien réfléchi à mon identité est-allemande que depuis notre déménagement [en Bavière]. Dans mon école primaire de Pankow à Berlin, nous étions tous des ‘Ossis’. Pas besoin d’en parler. […] En Bavière, je ne suis pas devenu un Bavarois. Mais un ‘Ossi’ ».

Les moindres écarts par rapport à la « normalité » sont sanctionnés par les autres élèves. Par exemple, quand Johannes, alors âgé de 12 ans, doit présenter son certificat de vaccination obtenu en RDA, une adolescente commente : « Tu peux même pas avoir un certificat médical normal ? ». Les enfants reproduisent ainsi de façon ridicule les stéréotypes qui circulent dans leur environnement. De telles expériences en Bavière incitent « celui qui a émigré dans son propre pays » à devenir provocateur : en Allemand de l’Est, il se doit d’afficher l’athéisme de celui qui « refuse de s’intégrer », qui se sent de plus en plus un « être marginal », voire un « extra-terrestre », et qui arbore son blouson rouge avec l’inscription « BERLIN » comme signe distinctif caractéristique. Si l’expérience de la discrimination est douloureuse pour l’enfant (ainsi que pour sa mère et son frère), elle permet au lecteur de s’amuser de cette norme que la collectivité environnante estime universelle alors qu’elle n’a rien d’un référent médian puisqu’elle est, en fait, authentiquement bavaroise. Johannes, adulte, revient plus tard en Bavière et y rencontre Melanie, laquelle a pour sa part opté pour renier ses origines et s’est totalement assimilée. La raison pour laquelle l’auteur exclut cette option à titre personnel ressort de l’anecdote suivante : invité à s’asseoir à la table des habitués d’un bistrot bavarois, il constate non seulement la tapageuse autosatisfaction des autochtones et leur apologie de la supériorité qu’ils confèrent à leur Land dans tous les domaines, mais aussi les contraintes imposées par ce groupe, ne serait-ce qu’en matière de consommation de tabac à priser. Ce n’est pas une dictature, certes, mais un diktat : Deviens tout à fait comme nous, c’est-à-dire en somme la variante du précepte « Love it or leave it ». Est-ce ce genre de diktat qui pousse les parents à observer un silence si pesant ?

Garder le silence représente notoirement, et paradoxalement, un pan important de la communication. Cela peut avoir plusieurs causes et plusieurs fonctions : politesse ou tactique, ou parfois impossibilité de dire l’indicible, peur de briser des tabous, de dévoiler d’effroyables secrets, de reconnaître ses propres erreurs. Qu’est-ce qui est dissimulé ici ?

Un traumatisme est manifeste dès les premières pages de l’introduction. Agé de sept ans, l’auteur découvre dans un sac poubelle un uniforme avec des décorations dorées et argentées ; lui et son frère s’amusent à s’en servir pour se déguiser, mais leur père les gronde et menace : « Gare à vous si vous y touchez encore une fois ! ». Quand des années plus tard l’auteur a l’intention de traiter pour le baccalauréat la question des gardes-frontières, son père a de nouveau une réaction extrême et absurde car il menace son fils de le déshériter. Les deux parties s’enferment à nouveau dans le mutisme pour des années. Selon toutes les apparences, un tabou avait été brisé les deux fois. Quels effroyables secrets doivent donc rester enfouis ? De quoi son père, ses parents, ont-ils peur ? Chez l’auteur le souhait de lever ce secret prend forme après la mort de son grand-père, le professeur Nichelmann, personnage très sévère et redouté dans la famille, avec lequel il n’a en fait aucune relation. La question de « mon intime attachement à la RDA, à l’Est », écrit Nichelmann, « occupa mon esprit plus que jamais cette nuit-là ». Tout comme le commandeur dans Don Juan, l’ombre terrible du grand-père plane sur tout le livre : l’auteur tente à plusieurs reprises de découvrir qui celui-ci avait été. Le livre ne nous révèlera pas ce que fut son histoire, il n’y a que des indices troublants qui suggèrent des liens avec le Service des renseignements extérieurs de la RDA. Finalement, comme son fils, le père de Nichelmann se décide à enquêter pour apprendre la vérité et probablement aussi la dire. Un deuxième silence serait ainsi levé, celui concernant la génération des fondateurs de la RDA, et donc un pan non négligeable de l’histoire de la RDA. Pour pouvoir se faire une image concrète de la RDA, il faudrait, selon Nichelmann, que les enfants nés après la Wende encouragent leurs chers parents à réfléchir sur les positions qu’eux-mêmes avaient eues dans cet Etat et à en transmettre l’information. « Il y a des parents qui possèdent encore un […] code qui peut être extrêmement douloureux à décrypter, c’est le code de la porte blindée qui permet d’accéder à leurs expériences en RDA et lors des bouleversements de 1989–1990 ». C’est de cet « accès » qu’il est question dans la seconde partie du livre, particulièrement réussie, où sont consignées des conversations réalisées entre parents et enfants en présence de l’auteur.

On y rencontre Rainer, le père décontracté de Lukas, qui contesta son propre père en RDA, le traitant de « marxiste doctrinaire », et se lia avec des punks. Il fit du free jazz et coorganisa des concerts, se complut dans son rôle d’asocial, rusa pour échapper au service militaire, et pourtant – se persuadant d’être ainsi plus malin que l’Etat – donna volontairement des renseignements à la police criminelle sur la scène punk et homosexuelle. Lukas, le fils, aurait certes souhaité que son père ait eu une plus nette conscience de la situation de non-droit mais l’image qu’il s’est faite de son père depuis son enfance n’est pas pour autant détériorée, elle reste celle d’un musicien décontracté, d’un homme créatif, d’un esprit libre. Selon Lukas, « Il a effectivement été tout cela, mais hélas en espionnant aussi ses amis et ses collègues ». A l’issue de sa conversation avec son père, Lukas n’estime nullement que ce dernier n’aurait été qu’un « rouage dans un odieux régime politique ».

On y trouve aussi Franziska, présentée dans la première partie du livre. Pour elle, le secret concernait le suicide d’un grand-père dont nul ne parlait et qu’elle découvre par hasard durant son enfance sans que le père n’en donne les raisons à sa fille, ce qui la perturba des années durant. Ce n’est qu’à l’occasion de sa Jugendweihe, ce succédané de la confirmation protestante qui signifiait en RDA le passage à l’âge adulte, que le père ajoute une précision : ce grand-père avait collaboré avec la Stasi et s’était tué avec une arme à feu sur son lieu de travail ; il lui remet alors un dossier de la Stasi où elle n’apprend pas grand-chose. Curieusement, les parents de Franziska ne se font pas prier pour participer à une conversation en présence d’un tiers pour procéder à une « opération vérité ». Comme s’ils avaient depuis longtemps souhaité sortir ce cadavre du placard et surmonter la honte qu’ils éprouvaient. La vérité est que le grand-père avait voulu sortir du système et n’en avait pas obtenu l’autorisation. Cet entretien qui révèle les causes du silence des parents est pour eux thérapeutique, l’effet en est positif : d’un côté Franziska comprend mieux ses parents, d’un autre côté il y a quelque chose qui « change aussi en eux ».

C’est justement de la part de sa propre mère, vers laquelle Johannes Nichelmann s’était tourné pour en apprendre plus sur la vie qu’elle avait menée en RDA, qu’il essuie un refus catégorique. Elle voit brusquement en son fils un représentant de ces adversaires qui ne l’autorisent pas à « être comme elle est et à préserver ce qui l’a formée ». « Tu peux oublier de faire cette biographie », dit-elle. Elle fait partie des personnes ayant « fermement cru au système » et ayant eu un parcours classique pour la RDA. Ce sentiment d’avoir mené une vie normale, agréable, honorable, beaucoup de sa génération le partagent. Alors qu’on leur dit par ailleurs qu’il était en fait impossible de mener ce genre de vie sous une dictature. Le fait de réduire la RDA au système étatique du SED et d’établir un parallélisme implicite avec la dictature nazie est certainement à l’origine du besoin qu’ils ont de se justifier.

L’entretien qu’il a avec son père, si difficile soit-il, peut malgré tout avoir lieu. Le père ne se souvient plus de sa vive réaction lorsque son fils s’était déguisé avec l’uniforme ou lors de son choix de traiter pour le baccalauréat la question des gardes-frontières. Nichelmann n’arrive pas à comprendre qu’un père qui interdisait à ses enfants de jouer avec une arme, ne serait-ce qu’avec un pistolet à eau, ait pu s’engager volontairement dans les troupes frontalières. La virulence avec laquelle il se plaçait sur la défensive serait-elle la preuve qu’il a tué quelqu’un durant cette période ? Effroyable soupçon pour Johannes Nichelmann… Mais la motivation de cet engagement volontaire se révèle au fil de la conversation et elle n’avait rien de patriotique. « Son idée était qu’il pourrait ainsi éviter de prendre part à des manœuvres durant lesquelles il aurait pu se blesser » : l’explication de ce qui paraissait inexplicable s’avère donc extrêmement banale, tout autant que les trois années où il avait été en service, années durant lesquelles il n’avait pas eu à tirer un coup de feu. Et le père se demande pourtant jusqu’où il aurait pu aller. Jusqu‘à quel point aurait-il obéi ? Contrairement à bien d’autres, c’est par conviction et dans un esprit missionnaire que le père était entré dès sa jeunesse au SED. Il y avait vu la possibilité de contribuer personnellement à la concrétisation des idéaux officiels. Les devoirs incombant aux membres du Parti ne figuraient-ils pas dans les statuts ? A savoir « combattre toute hypocrisie », « contrer la tendance à s’enivrer des succès », « encourager d’en bas et de diverses manières la critique et l’autocritique ». « Bien sûr, j’étais naïf », commente le père, et, se référant aux « contraintes de la dure réalité », comme le disait Brecht, il explique son acceptation de faits qui étaient en totale contradiction avec l’idéal.

Dans son avant-propos à Wir Angepassten. Überleben in der DDR (Piper 2014), Roland Jahn, qui a accompagné, tel un mentor, Johannes Nichelmann dans ses recherches, écrit : « Je crois que faire un récit sur la RDA peut être une opportunité. Il y a encore beaucoup de non-dit dans ce passé. En parler sans chercher à dissimuler peut libérer. Ce livre souhaite donc inciter à raconter ».

Ce livre sur les enfants de l’après-réunification, de l’après-Wende, répond à cette invitation. « Il y a énormément d’expériences qui ont été vécues, toutes ces histoires ont besoin d’espace », comme le dit R. Jahn.

En écrivant cet ouvrage très personnel et stimulant, Johannes Nichelmann a donné à beaucoup d’histoires un es-pace adéquat, offrant ainsi un bon point de départ vers des discussions libératrices, et ce pas uniquement parmi les enfants de l’après-Wende.

eISSN:
2545-3858
Languages:
German, English, French